Rédigé par Alexandre Dubois pour PorteParole et le Projet Polytechnique 30 novembre 20203

Comme la plupart d’entre nous, qui sommes assez vieux pour se souvenir du 6 décembre 1989, j’en garde une image claire. J’avais huit ans, ma mère étudiait à l’UDM -en droit, pas à la polytechnique, mais dans mon esprit d’enfant je ne voyais pas la différence- et elle tardait en rentrer. Il faisait noir dehors. Quand, aux nouvelles, on s’est mis à parler d’un tireur fou qui faisait feu à l’université de Montréal, je me suis aussitôt inquiété pour ma mère. À ce jour, je me souviens de cette inquiétude. Cette anecdote est la mienne et je la partage parce que la tragédie de la polytechnique attire ce genre de témoignage.

J’y ajoute aussi l’expérience de ma mère, plus tard devenue avocate au Service de Police de la Communauté Urbaine de Montréal (ainsi appelée à l’époque). Dans ses bureaux, il y avait la lettre de suicide de Marc Lépine. Celle que personne n’avait encore lue. Ce n’est pas ma mère qui l’a révélée au public.

Le nom de Heidi Rathjen m’est très familier puisque ma mère a travaillé étroitement avec elle sur le premier projet du contrôle des armes à feu au Canada. Un autre lien que j’ai avec la tragédie de Polytechnique que je partage.

Quand plus tard, je suis devenu adolescent punk et provocateur, j’inventais à la blague une cousine qui aurait sorti avec Marc Lépine. On était rendu à la fin des années 90s et je devais souvent expliquer ma blague aux gens qui ne connaissaient pas son nom.

Toujours dans un but de provoquer des réactions choquantes, en étudiants le théâtre – immature je l’avoue- j’ai présenté un exercice utilisant la lettre de suicide de Marc Lépine. Là encore, une quinzaine d’années après les événements, je devais renseigner certaines personnes sur qui était ce sombre personnage de notre histoire. Je crois que cette année-là, Kimveer Gill avait pris la vedette.

C’est en 2019 que j’ai travaillé pour l’auteur et metteur en scène Adam Kelly Morton sur sa pièce The Anorak. Dans ce monologue de 90 minutes, je prenais le rôle de Marc Lépine lui- même et je racontais sa vie comme si son fantôme misogyne était condamné à se livrer devant un public frileux. Ce fut une des expériences professionnelles les plus marquante que j’ai traversée.

Dans un souci de respect pour les victimes et leurs proches, j’ai plongé dans le travail avec une assiduité qui frôlait l’obsession. Un peu comme Jean-Marc le décrit dans Projet Polytechnique, j’ai exploré les bas-fonds de la misogynie et de la violence à m’en rendre malade. J’ai comme lui dû effacer mes historiques de recherches Google plus souvent que d’habitude pour que ma famille ne voit pas accidentellement ce dont j’avais été témoins. Mon carnet de travail lors des répétitions est une œuvre d’horreur que je suis gêné de posséder.

Dans tout ce travail de recherche pour m’approprier le personnage de Marc Lépine avec le plus de compassion possible -c’est épouvantable, mais c’était le défi que je m’étais lancé- il

y a trois choses importantes qui je crois pourraient servir Porte Parole et leur Projet Polytechnique pour développer leur recherche davantage.

Premièrement, pendant les mois où je travaillais sur The Anorak, à chaque fois que je disais à quelqu’un que je travaillais sur la tragédie du 6 décembre, on me confiait son expérience personnelle. Comme je l’ai fait au début de cet essai, les gens se confiait à moi avec une grande ouverture. On m’a dit qu’on avait eu Marc Lépine comme voisin. Qu’on était allé à la même école secondaire que lui. Qu’on avait souper aves ses parents et qu’ils avaient un petit nom pour lui. Quelqu’un que je n’avais pas vu depuis de nombreuses années a même repris contact avec moi pour me dire qu’un de ses parents avait enseigné à Marc Lépine au secondaire, et que ça l’avait traumatisé à en développer des troubles de consommation.

D’autres personnes me racontaient même des faussetés avec une grande assurance. On m’a dit par exemple que Marc Lépine, Gamil Garbi, était musulman et que son geste cachait une volonté islamiste de terroriser l’occident. Ou encore que Marc Lépine voulait se venger d’une ancienne copine, étudiante à la Polytechnique qui l’avait trompé. Tout le monde voulait absolument me parler de Marc Lépine, même si ça contribuait à en faire mythe.

Un soir même, Jean-Marc Dalphond m’écrit sur Messenger qu’on doit absolument se parler… Je connaissais son histoire puisqu’on s’était croisés sur le plateau du film de Denis Villeneuve et il m’avait parlé de sa cousine. Tiens une autre anecdote qui me rapproche du 6 décembre.

Mon premier constat était donc le suivant : les personnes assez vieilles pour se souvenir de la tragédie de la Polytechnique veulent en parler. C’est un véritable traumatisme collectif. Travailler sur Polytechnique, c’est créer un point de gravité qui attire les témoignages de ceux et celles qui ont besoin de se délester du trauma. Et selon moi Jean-Marc Dalphond est un des mieux placé pour porter ce message de traumatisme collectif.

Mon deuxième constat porte sur la santé mentale. Particulièrement celle de ces tueurs – et je fais exprès ici d’utiliser le masculin. J’ai mis beaucoup d’effort à comprendre la psychologie de Marc Lépine, ses motivations, ses enjeux, ses plaisirs mêmes. C’est une dure exploration de fouiller dans ces horribles vécus, mais j’ai fait des parallèles avec d’autres forcenées du même genre. Le caporal Lortie (évidemment), Dylan and Eric, les tireurs de Colombine, Alexandre Bissonnette, Anders Berhring Breivik, Richard Kuklinski pour ne nommer qu’eux. Plusieurs spécialistes se sont intéressés aux tueurs en séries, aux sociopathes et aux personnalité asociales. On retrouve souvent des points communs. Ils ont souvent un lien rompu avec leur mère, souvent un traumatisme crânien en jeune âge, des traumatismes d’enfance répétés et non- traités. Ce sont presque toujours des hommes, très souvent dans la vingtaine, très souvent blanc. Marc Lépine avait dans son vécu à peu près toutes ces particularités. Tant d’observations ont été faites sur ces hommes pour les comprendre. Des spécialistes de toutes sorte l’ont fait. Adam Kelly Morton et moi avons même donné la parole à Lépine pour aider à le comprendre et éventuellement prévenir ce genre d’acte.

Mais parle-t-on d’une femme qui aurait été traumatisée à l’enfance (il doit surement y en avoir), qui aurait un lien rompu avec la mère (ça aussi, on devrait pouvoir en trouver) et qui aurait subi un traumatisme crânien (ça doit exister). Bref, on peut imaginer qu’une femme ait un vécu semblable à celui de Marc Lépine ou les autres de son genre, mais qui ne commet pas

de fusillade de masse ou de meurtre en série. La question que j’aimerais poser n’est pas :

«pourquoi est-ce que ces jeunes hommes tuent-il?», mais plutôt : «comment les femmes qui ont un vécu semblables ne tuent-elles pas?» désolé pour la forme binaire que prend ma formulation.

Pendant les «talk-back» après The Anorak, on parlait souvent de la pression qu’on exerce socialement sur les jeunes hommes. La pression de réussir, d’être un leader, de conquérir la femme. Plusieurs mères qui ont vu notre spectacle ont dit qu’il faut s’occuper de nos garçons, de les éduquer pour qu’ils développent un meilleur langage émotif. C’est un triste constat que je fais en deuxième, mais je crains bien qu’il y ait encore beaucoup de comportement ou de valeurs sociales qui contribuent au terreau dans lequel peut germer la graine d’un tueur. Si le problème est collectif, la solution devrait l’être aussi.

Mon troisième constat m’est venu lors d’un «talk-back» après une représentation de The Anorak dans une école secondaire. Un des éléments importants de la pièce est la disposition du public. Avant la représentation, nous demandons aux spéctatrices.teurs de se séparer, les hommes d’un côté et les femmes de l’autre, imitant le geste de Marc Lépine dans le premier local où il a massacré 6 jeunes femmes. Ensuite, tout au long de la représentation, le personnage de Lépine ne s’adresse qu’aux hommes dans l’assistance. Il ignore les femmes jusqu’au tableau final. Désolé pour le «spoiler».

Donc, lors d’une conversation d’après spectacle, quand on a demandé aux spectatrices comment elle se sont senties d’être ignorées pendant presque l’entièreté de la représentation, l’une d’elle, une jeune femme d’à peu près 15 ans dit : «j’avais l’impression d’être punie et je ne sais pas ce que j’ai fait de mal». J’étais frappé par, ce qui me semblait une acceptation de l’importance du rôle masculin dans nos société. La jeune fille n’a pas dit : «je l’ai trouvé imbécile ou arriéré ». J’avais l’impression qu’elle se soumettait à la présence de Lépine et prenait le blâme pour la situation inconfortable créée par la mise en scène. Pour moi, c’était l’illustration du travail qu’il reste à faire pour qu’on atteigne une véritable égalité des sexes. Même si presque toutes mes figures d’inspirations sont des femmes; à commencer par ma mère, mon épouse et ma sœur, j’avais mal pour cette jeune fille qui ne voyait pas clairement l’importance qu’elle avait par rapport aux autres.

Plus tôt dans cet essai, il est question du massacre de Polytechnique comme étant un traumatisme collectif. Mais quand est-il des jeunes qui sont nés après la tragédie? Qui n’en ont aucun souvenir. Ceux et celles qui ignorent le nom de Marc Lépine, ceux et celles pour qui il n’est qu’un élément isolé de notre histoire, comme Lortie, Bissonnette, Gill, ou Frabrikant, ou pire ceux qui en font un mythe et qui en font le porte étendard du mouvement incel? C’est pour ces gens qu’il faut continuer de se remémorer la tragédie de Polytechnique.

Mon troisième constat portait donc sur cette importance de raconter l’histoire pour continuer de faire progresser la cause féministe. Chaque pas de recul qu’on fait est inquiétant et épeurant, mais nous devons continuer de discuter, d’éduquer, de militer. D’où l’importance de Projet Polytechnique et de L’anorak. Mais aussi l’importance de Polysesouvient et du travail de Nathalie Provost, Heidi Rathjen et tous celles et ceux qui militent pour le contrôle des armes à feu. Il faut continuer de souligner et de mettre en valeur le travail des nombreuses personnes qui comme Léa Clermont-Dion ou Monique Néron font prendre conscience de l’état du féminisme aujourd’hui. Il faut encourager les organismes communautaires comme

SOS Violence Conjugale et Op+ion qui viennent en aide aux victimes et aident à prévenir la violence faite aux femmes. Il faut donner toute la place aux intervenants qui travaillent passionnément pour diminuer et éventuellement mettre fin à la violence faites aux femmes; et à la violence tout court. La question n’est donc pas : «Qu’est-ce qui arrive si on continue à ne rien faire?» Cette question n’est pas juste pour toutes celles et ceux qui en font justement beaucoup. La question devrait être : «Qu’est-ce qu’on doit faire de plus ou différemment?»

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