La peur et le pardon
Projet polytechnique propose avec sensibilité et courage de creuser la tuerie antiféministe depuis plusieurs angles : l’historique de son déroulement, la question du contrôle des armes à feu, le phénomène des Incels, les féminicides, les tueries. Devant une polarisation accrue de la société, exacerbée par cet effet de bulle dans lequel les médias sociaux enferment nos perceptions, Projet Polytechnique tente une conversation citoyenne. On demande, notamment, s’il est possible de pardonner et panser nos blessures collectives. La pièce laisse entendre que le tueur d’avant 17h10 pourrait possiblement être pardonné, mais jamais celui d’après, celui qui est passé aux actes. Or, qu’en est-il de ceux qui actuellement se radicalisent ? Une des idées soulignées par Projet polytechnique serait de désamorcer le processus de radicalisation menant à la violence en prenant au sérieux la souffrance masculine. Parmi les pistes explorées, le pardon apparaîtrait comme un vecteur de transformations qui ouvrirait la voie vers la rédemption. Si une partie de moi a envie de s’accrocher à cette idée, aussi belle qu’admirable, elle passe cependant sous silence les conditions mêmes qui rendent possible le pardon. L’heure est-elle au pardon, alors que la discussion sur les féminicides est à peine entamée ? Peut-on pardonner une affaire loin d’être classée, qui se poursuit encore quotidiennement ?
Je n’ai jamais eu conscience d’un avant Polytechnique. Aucun âge d’or où la tuerie aurait été impensable. J’ai grandi avec cette possibilité, tapie au creux de la maison comme un éléphant dans une pièce. Il arrivait qu’on m’en parle, autour de l’annuel 6 décembre, mais toujours en catimini, à voix basse, comme on aborde un secret honteux, prenant soin de ne pas raviver les souvenirs douloureux de mon oncle. C’était dans sa classe que le tueur était rentré. « Il a tué mes filles », finit par souffler, 30 ans plus tard, celui qui a également perdu son enfant de la fibrose kystique.
Il n’y a donc jamais eu d’avant Polytechnique dans mon imaginaire de petite fille, et l’évènement m’a toujours semblé nébuleux, entouré de brouillard, noyé dans le silence ou dilué dans des explications consolatrices. C’était « un loup solitaire », un « tireur fou », un « malade », bref, une erreur statistique, une donnée improbable qui ne devrait jamais se reproduire.
Les féminicides quotidiens et les tueries répétées ont tristement montré le contraire. La tuerie antiféministe de Polytechnique déploie une grammaire complexe, un continuum de violence nourri par de multiples racines patriarcales. Les agressions sexuelles, les violences, les menaces, les humiliations, les préjugés, le contrôle des hommes et les empêchements, à chaque fois, contribuent à ce sentiment sous-cutané d’être proie parce que femme. Une peur subtile, envahissante, dissonante, dirigée vers un ennemi invisible aux multiples visages. Une peur pour soi-même, sentiment d’une précarité existentielle, décuplée dès qu’on devient maman d’une petite fille. La peur peut créer des lionnes.
Ce qui ne veut pas dire que tous les hommes sont des prédateurs. Le degré de violence performée par les hommes n’est pas du tout monolithique : certains hommes refusent cette violence, alors que d’autres en usent ; les uns la combattent pendant que les autres s’y accrochent ; il y en a qui l’observe avec lucidité et attention, font l’effort de la destituer et de refuser leur privilège de genre, tandis que d’autres camouflent la violence par des idéologies de toutes sortes, passant de la fiction romantique des passions mortifères à l’enfermement des identités au sein d’une supposée idée de nature des genres. Entre ces deux pôles s’incarne tout un spectre de possibilités. Il nous est difficile d’identifier où s’y situe une personne avant de la connaître.
Dans son livre « Se défendre. Une philosophie de la violence », Elsa Dorlin réfléchit aux conséquences subjectives inhérentes à ce sentiment de danger. Il y a, en effet, des existences qui traînent une crispation musculaire derrière une façade de normalité. Terrée au fond de son identité, une part infime, mais intime de soi sait bien qu’elle fait partie de la catégorie des proies. Évidemment, le degré de danger auquel font face les proies parce que femmes diffère – parfois radicalement – selon leurs situations. Mais arrêtons-nous pour l’instant sur ce qui les lie toutes, ce degré zéro de la peur au féminin. Cette peur banale, quotidienne et ordinaire qui nous a appris, depuis toutes petites, que c’est dangereux de se promener seule le soir. Dans la rue, il faut nier ce cœur qui palpite plus vite, s’accrocher aux regards bienveillants des passant.e.s pour se rassurer, ou, encore, accélérer la cadence en fixant les reflets des vitres pour jauger la distance qui nous sépare de celui qui marche derrière nous. Nous avons appris qu’il faut vouloir être jolie, mais ne pas trop vouloir non plus, à moins de chercher le trouble. Nous avons appris à porter attention à l’autre, à en prendre soin, à intégrer cette sensibilité au cœur de notre propre conception de nous-mêmes. À la fois par bienveillance, par concordance de genre et par affection, nous portons attention à autrui. À la fois, aussi, parce que nous ne savons pas ce qu’autrui pourrait nous faire. Nous avons compris ce qu’une petite inattention peut coûter en termes de reproche, de conséquence, de punition. Il vaut mieux rester vigilante. Funambule silencieuse, notre intégrité n’est jamais pleinement assurée. Ce point où tout basculerait reste une constante à surveiller.
Cette peur ordinaire est exacerbée à chaque nouveau féminicide. Une peur diffuse, atmosphérique, muette, sur laquelle on s’arrête peu, qu’on traîne avec soi, un poids qu’on ne sent plus, sauf parfois lorsque la carapace fend. Car la peur n’est pas seulement une affaire privée, elle contamine de différentes manières les membres du groupe social visé par la violence. Quand une femme meurt, c’est toutes les femmes qui ont peur.
Pour persévérer et fonctionner dans ce tabou généralisé entourant la peur, il faut bien souvent déréaliser sa propre expérience, rentrer la peur en soi-même, l’enfouir au fond de ses cauchemars, la ridiculiser à ses propres yeux. Se traiter d’hypersensible, de parano, d’anxieuse, faire du yoga, apprendre à respirer, commencer les arts martiaux, avoir du poivre de Cayenne dans sa sacoche, assurer une charge mentale toujours plus vigilante. Nier le fait que nous sommes des proies, tout en trouvant des dispositifs pour se protéger.
Dans l’imaginaire social, on a encore l’impression que les femmes assassinées par leur conjoint étaient des victimes passives. C’est tout le contraire, les meurtres ont habituellement lieu suite à la séparation, au moment où ces femmes signalent leur refus de la domination. Au moment où elles habitent leur puissance d’agir, résistent à l’oppression et cessent d’être des proies. Au péril de leurs vies.
Cela fait si peu de temps, à peine depuis 2018, qu’on commence collectivement à utiliser le terme féminicide. Qu’un mot désigne enfin cette réalité pourtant millénaire. Nous n’avons pas du tout pris la mesure de ce qu’il veut dire ni de ce que la peur fait à toutes les femmes.
Si les féminicides sont enfin nommés, ce n’est que la pointe de l’iceberg qui émerge dans l’espace médiatique et politique. Si peu est dit sur ces femmes qui vivent une vie dans des conditions invivables. Qui n’ont pas encore été assassinées ou, enfin, pas tout de suite. Elles ne le seront peut-être qu’insidieusement, d’une mort lente et quotidienne, de cette violence qui sans tout à fait annihiler empêche de vivre. L’ampleur de la domination patriarcale est encore trop souvent silencée par une vision comptable des vies humaines et par une invisibilisation du continuum de la violence. Le coût d’une place en maison d’hébergement est l’exemple le plus évident : à combien estime-t-on la dignité humaine ? À ma connaissance, je n’ai jamais entendu un.e politicien.ne demander pardon pour son manque d’attention à l’égard de la violence envers les femmes. Certes, leurs visages larmoyants et indignés sont bien exposés, mais cette compassion à distance n’appelle pas un sentiment de responsabilité. Nous ne sommes pas spectateur.rice.s de la violence. Ce n’est pas un film que nous regardons, nous y jouons. Nous sommes engagé.e.s dans la violence. Dans nos luttes pour la voir, la nommer, la contrer comme dans nos dénis et nos lâchetés qui la reconduisent.
Reste que le pardon est peut-être l’acte politique le plus puissant. Pardonner, rappelle Hannah Arendt dans « La condition de l’Homme moderne », est la seule faculté qui permet de perdurer ensemble, de continuer à faire communauté malgré l’irréversibilité de nos erreurs collectives. Le pardon est fondamentalement quelque chose qui se déploie à plusieurs : on ne peut se pardonner soi-même, il faut qu’un.e autre nous l’octroie. Suite à l’expression du repentir et de la volonté d’engager un changement, le don du pardon véhiculé par autrui libère le fautif de ce qui a été fait. La personne ayant commis l’acte est alors libre de tendre vers un nouveau départ. L’acte reste irréparable, ce qui a été fait ne peut être défait, mais la personne est émancipée de ce poids. Elle est séparée de son acte, elle se révèle être plus que cet acte. Dès lors, elle peut réintégrer le monde commun. Or, pour que la puissance du pardon soit en mesure d’émerger, il faut laisser le travail du temps faire son œuvre. Il faut, nous dit Arendt, laisser le temps apaiser l’épouvante que provoque l’évènement, que s’estompe la terreur devant ce qui a été commis, que soit pleuré ce qui ne pourra être réparé.
J’ai vu la pièce Projet Polytechnique en décembre 2023. Depuis, 9 femmes ont été assassinées au Québec. Et ce n’est que la pointe de l’Iceberg de la violence, celle qu’on arrive désormais à nommer. L’effroi suscité par la tuerie antiféministe de Polytechnique est loin d’être estompé. L’horreur sans voix réapparaît à chaque nouvelle femme assassinée. Elle se sédimente au fond de nos corps, immobiles et pourtant prêts à exploser. Ce n’est pas une histoire ancienne, la peur révèle l’appréhension d’une réalité quotidienne pour laquelle nous commençons à peine à trouver les mots. Il règne des silences qui assourdissent.
Est-ce qu’on peut pardonner, quand on a encore peur ?