À quoi ressemble le milieu de la philanthropie au Québec en 2022? Quel est le rôle des fondations privées et institutionnelles, des organismes de charité, des mécènes? D’où vient et où va l’argent mis de côté par ces organismes? On en parle avec Caroline Bergeron, responsable du certificat en gestion philanthropique de la Faculté de l’éducation permanente à l’Université de Montréal, qui nous aide à mieux comprendre ce milieu parfois opaque, qui semble en pleine mutation.
« Ce n’est pas qu’une impression », confirme la professeure. « Depuis une dizaine d’années, on assiste à des changements majeurs dans le monde de la philanthropie qui sont amenés par une nouvelle génération de gestionnaires. »
Caroline Bergeron est bien placée pour témoigner de ces changements. Professeure à l’Université de Montréal où elle donne le cours d’introduction à la philanthropie, elle a dirigé le hub Québec du PhiLab, le réseau canadien de recherche partenariale sur la philanthropie, de 2019 à 2020. « Les grandes réflexions se font dans le milieu universitaire, mais au sein même des fondations, il y a de plus en plus de remises en question des anciennes méthodes. Les donateurs sont plus renseignés et plus exigeants : un peu partout, on réclame plus de professionnalisme et surtout plus de transparence. »
Un peu d’histoire
S’il existe aujourd’hui quelque chose que l’on pourrait qualifier de véritable industrie de la philanthropie au Québec, il n’en a pas toujours été ainsi. La philanthropie moderne, qu’on associe souvent à de prestigieuses familles, est née au tournant du siècle dernier, avec l’implication des Carnegie, Rockefeller et autres titans de l’industrie qui ont redirigé les profits surréels générés par leurs entreprises vers dans une foule de causes – de la lutte à la pauvreté à la promotion des arts. « On n’y échappe pas : la philanthropie telle qu’on la connaît aujourd’hui est un pur produit du capitalisme », confirme Caroline Bergeron. Une tendance qui ne fera que s’accentuer avec le temps.
« On n’y échappe pas : la philanthropie telle qu’on la connaît aujourd’hui est un pur produit du capitalisme. »
« Avec les Bill Gates et Warren Buffet, on voit l’avènement de ce qu’on appelle le philanthrocapitalisme. Ces fondations accumulent du capital et s’assurent de leur pérennité, mais elles font plus que donner de l’argent : elles bâtissent des choses et agissent directement sur le terrain, comme la Fondation Bill et Melinda Gates l’a fait dans son entreprise d’éradication de la polio. »
Maîtres chez nous
Qu’en est-il du Québec? On entend souvent dire que la culture de la philanthropie serait plus développée dans la communauté anglophone que chez la majorité francophone, pour qui l’Église catholique a longtemps joué le rôle de protecteur et de bienfaiteur. « Il y a certainement du vrai là-dedans, mais les choses ne sont pas si simples, tempère Caroline Bergeron. De manière générale, les protestants ont tendance à valoriser la réussite personnelle qui permet ensuite d’aider les autres; alors que chez les catholiques, on s’aligne plutôt sur la philosophie du « bienheureux les pauvres ». Et puis, le Québec est un endroit où le filet social a toujours été très important et où le gouvernement joue un rôle plus important qu’ailleurs. »
Ce qui est sûr, toutefois, c’est que la Révolution tranquille, qui a permis de s’affranchir du joug de l’Église, a aussi favorisé l’émergence de ce qu’on baptisera plus tard le Québec inc. : les Péladeau, Coutu, Lemaire et Chagnon bâtissent des empires et créent tous des fondations privées portant leur nom. « Ces fondations privées représentent la partie opaque de la philanthropie », explique Caroline Bergeron. En effet, la seule contrainte légale qui vise les fondations privées, c’est ce qu’on appelle le « contingent de versements ».
« Ces fondations privées représentent la partie opaque de la philanthropie. »
Prévu par la Loi sur l’enregistrement des organismes de bienfaisance, ce principe oblige les fondations à distribuer annuellement un minimum de 3,5 % de leurs revenus aux causes choisies par leurs administrateurs. « Ça fait partie des principes qui semblent relever d’une autre époque, et il y a en ce moment un véritable mouvement en faveur de l’augmentation de ce contingent de versements », explique Caroline Bergeron. « On vit une période de déficit social et ces fondations sont assises sur des millions de dollars qui pourraient être plus utiles sur le terrain que dans des comptes à accumuler des intérêts. » D’autant, rappelle-t-elle, que ces sommes, qui ont permis aux philanthropes d’économiser de l’impôt – privant ainsi l’État de revenus – appartiennent dorénavant à la collectivité.
Le contingent de versements devrait passer à 5 % en janvier 2023, une augmentation somme toute limitée. Pour savoir où vont leurs dons – et surtout s’assurer qu’ils sont dépensés pour une cause au lieu d’être convertis en intérêts – les donateur.trice.s pourraient se détourner progressivement des fondations. Être « maîtres chez nous », c’est aussi décider où va l’argent qu’on donne.
De donateurs à partenaires
Lorsqu’on la questionne sur l’avenir de la philanthropie, Caroline Bergeron se montre optimiste, mais selon elle, il faudra éduquer les donateurs, les fondations et les organismes, et miser sur la transparence et la reddition de comptes. Mais c’est la population en général qu’il faut mieux informer, car l’immense majorité des fonds ne vient pas d’entreprises et de fondations, mais d’individus. « Ce n’est pas anodin : oui, il y a d’immenses fondations qui gèrent des millions, mais environ 75 % des sommes amassées en philanthropie viennent de personnes individuelles. »
Voilà pourquoi les grandes questions qui sont abordées au quotidien au sein du PhiLab devraient faire l’objet de conversations plus publiques, estime la professeure. « Les gens doivent comprendre que récolter de l’argent coûte de l’argent. Mais pour ce faire, on doit leur montrer où va l’argent. La transparence est une valeur primordiale pour l’avenir de la philanthropie. »
Réfléchir tous et toutes ensemble, en public et pour le bien public, voilà une idée dans laquelle Porte Parole se reconnaît! Et le milieu culturel se prête sans doute mieux que d’autres à cette transparence, puisque les personnes qui donnent à des organismes culturels en sont généralement aussi, en tant que consommateur.trice.s de culture, les bénéficiaires.
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