Le premier volet de notre enquête a mis le doigt sur un malaise palpable dans les milieux philanthropiques. Plusieurs professionnels se sont sentis interpelés par la question de la transparence (jusqu’où aller?), mais aussi par celle qui leur donne apparemment de gros maux de tête : les moyens de sollicitation « socialement acceptables »…
Les résultats de notre petit sondage maison sont très clairs : quand vous faites un don, vous voulez que votre argent serve directement la cause. Ça vous choque quand vous constatez qu’une partie de votre don sert à financer des envois postaux ou (pire) des goodies. Voici quelques-uns de vos commentaires :
« Moi ça m’insulte et ça ne m’incite surtout pas à faire un don, j’ai l’impression qu’on me piège. Je ne trouve pas que c’est honnête comme façon de faire, c’est une campagne sous pression. »
« En général c’est des goodies cheap. Cela renforce mon sentiment que c’est déplacé: je n’attends aucune contrepartie à la générosité. (…) J’ai remarqué de plus en plus une tendance du don qui évolue vers de l’utilitarisme, du donnant-donnant. Et pourquoi pas du win-win tant qu’on y est? »
« Ça me déplait. J’ai l’impression que mon don sert à faire plus de sollicitation, et que l’argent ne se rend pas à la cause que je voulais supporter. »
Vous avez été plus de 90 % à répondre que l’envoi de goodies est du gaspillage ou un détournement des sommes versées à un organisme. Quant aux envois postaux en général, 47 % d’entre vous estiment que les organismes qui sollicitent vos dons ne devraient plus y avoir recours (39 % aimeraient que ces envoient cessent, mais soupçonnent que nous ne sommes pas encore rendus là collectivement…). Et vous n’êtes pas tendres lorsqu’un organisme utilise une tactique de sollicitation qui vous déplaît : plus de la moitié d’entre vous cesseront tout simplement de le soutenir. Seule une personne sur trois (33 %) prendra la peine de signifier son mécontentement à l’organisme.
Pour discuter de ces résultats, Porte Parole a rencontré Daniel H. Lanteigne, président de la section québécoise de l’Association des professionnels en philanthropie (AFP), consultant principal chez BNP Performance philanthropique, et chargé de cours en gestion philanthropique à l’Université de Montréal.
Casse-tête # 1 : maximiser l’impact… sans dépenser
M. Lanteigne n’est pas surpris par ces résultats. « C’est clair que tout donateur veut que son argent aille à l’impact. Mais c’est quoi, l’impact? Pour moi, payer le salaire des intervenants qui rendent la cause possible, c’est financer l’impact. Mais pour d’autres, les salaires, ce sont des frais administratifs. »
Les organismes caritatifs sont depuis longtemps aux prises avec cette quadrature du cercle : moins leurs frais administratifs sont élevés, plus grande est la part de leurs dépenses consacrée à « l’impact ». Mathématiquement, ça paraît bien. Mais concrètement, est-ce un gage d’impact plus grand? Pas forcément.
Daniel Lanteigne explique : « Toutes les organisations font face à une attrition des donateurs, ne serait-ce qu’en raison du vieillissement naturel de la population. Pour la contrer, il leur faut parfois investir un peu (acheter des listes, faire une campagne d’envois postaux et peut-être même y joindre des goodies). Mais dans le rapport d’activités à la fin de l’année, ces investissements sont de l’argent dépensé sur autre chose que le fameux impact… Bien sûr, en recevant un goodies, un donateur de longue date peut penser que c’est une dépense inutile. Mais cette dépense inutile pour lui a peut-être permis d’acquérir un nouveau donateur qui va donner 500 $ pendant plusieurs années. »
« Bien sûr, en recevant un goodies, un donateur de longue date peut penser que c’est une dépense inutile. Mais cette dépense inutile pour lui a peut-être permis d’acquérir un nouveau donateur qui va donner 500 $ pendant plusieurs années. » – Daniel H. Lanteigne
Ce genre d’investissement nous paraît normal au sein d’une entreprise privée, mais force est de constater qu’on a plus de mal à l’accepter des organismes de charité.
Casse-tête # 2 : s’adapter aux nouvelles générations
Malheureusement, la courbe démographique vient corser les choses. Avec la disparition progressive d’une génération qui comportait non seulement plus de grands donateurs, mais aussi plus de donateurs fidèles, les organisations n’ont pas le choix : elles doivent déployer plus d’efforts (et d’argent) pour lever les mêmes fonds.
« La philanthropie de manière très large doit se questionner sur ses mécanismes et ses façons de faire, affirme M. Lanteigne. À l’époque, pour une grande campagne, on trouvait deux ou trois dirigeants de grandes compagnies, ils sortaient leur Rolodex [répertoire de contacts pré-technologies numériques], ils passaient quelques appels et ils réussissaient à lever des millions. Aujourd’hui, ce qu’on voit, c’est que les jeunes entrepreneurs sont eux aussi des leaders extraordinaires, mais ils ne sont pas nécessairement en mesure d’atteindre les mêmes objectifs financiers. »
« La philanthropie de manière très large doit se questionner sur ses mécanismes et ses façons de faire. » – Daniel H. Lanteigne
Est-ce leur niveau d’influence qui diminue? Une culture du don qui s’effrite? La conjoncture économique? Une méfiance plus grande envers les organisations? Chose certaine, la réalité a changé et le milieu philanthropique doit en tenir compte s’il ne veut pas frapper un mur.
Casse-tête # 3 : intéresser les donateurs aux réalités des organismes caritatifs
Entre « vouloir que mon don aille directement à la cause » et « lire le rapport annuel d’une fondation pour m’en assurer », soyons honnêtes, on perd beaucoup de monde en chemin. Combien d’entre vous scrutent les chiffres publiés par les organismes auxquels vous donnez? (On s’est posé la question chez Porte Parole: dans l’équipe interne, littéralement personne ne le fait…)
Selon M. Lanteigne, il n’y a pas de données précises sur la proportion de donateurs qui lisent les rapports d’activités. Mais il pense que tous gagneraient à mieux comprendre l’écosystème philanthropique. « Souvent, ce sont des journalistes qui regardent les chiffres pour porter un regard vigilant sur le secteur, explique-t-il. À chaque année, il y a des articles qui sortent sur une levée de fonds catastrophique ou un salaire de PDG qui est trop élevé… Et c’est très bien, c’est le rôle des journalistes d’assurer cette vigilance. Mais en même temps, à chaque fois, on ébranle un peu la confiance des donateurs, sans qu’ils comprennent forcément mieux comment ça marche. »
Pour renforcer la confiance envers les organisations, l’AFP a d’ailleurs publié une charte des droits des donateurs dont les trois premiers points portent sur les informations qu’un organisme devrait divulguer à ses donateurs. Mais que faire si les donateurs ne s’y intéressent pas?
Casse-tête # 4 : définir le carré de sable de la transparence
Selon Daniel H. Lanteigne, la balle est dans le camp des organismes caritatifs. C’est à eux d’établir un dialogue avec leurs donateurs pour mieux les connaître et ajuster leurs communications en conséquence. « Tout le secteur philanthropique doit travailler sur l’éducation auprès des donateurs. Parce que tout le monde souhaite que son argent soit consacré à l’impact. Mais si personne ne finance les salaires, le loyer, le chauffage et le photocopieur, une organisation ne peut pas fonctionner, on ferme la shop. »
« Tout le monde souhaite que son argent soit consacré à l’impact. Mais si personne ne finance les salaires, le loyer, le chauffage et le photocopieur, une organisation ne peut pas fonctionner, on ferme la shop. » – Daniel H. Lanteigne
L’AFP incite donc ses organisations membres à être transparentes en rendant le maximum d’informations disponibles. Malheureusement, il n’y a pas d’uniformité dans la façon de présenter les rapports de dépenses et le donateur y perd vite son latin. Dans un rapport sur un événement bénéfice, par exemple, certains vont parler du revenu net, d’autres du brut. Certains vont inclure les ressources humaines, d’autres pas…
Alors quand on parle de « transparence », on parle de quoi exactement? M. Lanteigne reconnaît que c’est une question épineuse et prêche pour l’établissement de balises communes à tout le milieu de la philanthropie. Mais c’est un chantier énorme et le consensus ne sera pas facile à trouver.
« Les organismes doivent revenir à la base. C’est bien beau les plans et les stratégies, mais est-ce que vous êtes à l’écoute de vos donateurs? Est-ce qu’ils ont un canal pour vous parler? Est-ce que vous les sondez pour en connaître un peu plus sur eux et vous permettre de faire une sollicitation plus adaptée, mais aussi pour connaître leurs intérêts et leurs motivations à donner? »
C’est aux organisations de générer ce dialogue, ou du moins de créer les conditions qui le permettent.
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